Bricoler du fusain avec du manguier...

Pas beaucoup de nouvelles… manque de temps et surtout, manque d’électricité. On baigne dans la sueur de la saison chaude. La température explose. Le courant est plus que facultatif. L’eau fraîche vaut de l’or. La douche ne fait même pas de bien. Et toujours la soif, la soif, la soif... Que-ce-que tu veux foutre de la soif dans un pays sans eau ?!

En attendant les pluies, je commence un boulot… à l’école ! Y’a un spectacle de fin d’année à préparer. Une sombre histoire de loup, de cochons, de lapins, etc, etc. Me voilà directeur des créations artistiques et chef musicien. Le taulier des arts, tout blanc, tout dégoulinant et tout fragile au milieu d’une ronde d’enfants. Ils ont les dents pointues. Les griffes méchantes. Des cheveux sur la langue. La morve au nez. Me voilà donc dans la gueule du loup...

C’est un morceau de bois. Un arbre qui marche. Un vieux tronc fatigué. La vie et le travail lui ont bouffé les muscles. Il ne reste plus que les os et la peau. Une peau tannée, creusée, abîmée. Une peau de tambour. Avant, il était pêcheur. Pêcheur de poisson. Aujourd’hui, il est à l’ancre. Encalminé, toutes voiles repliées. Il se traîne sur une mer pour sardines à l’huile. Une mer de souvenirs. On ne parle pas la même langue, mais on discute quand-même. Des mômes s’improvisent interprètes. Ça n’arrange pas tout. Les sourires tracent les grandes lignes. Les mains dessinent le reste. On se devine. Photo ? Photo ? Non, pas photo...

...trente minutes. Peut-être plus. Il ne bouge pas mon arbre. C’est le jeu. Je tremble sur la pointe de mon crayon. Maladroit. Tans-pis, trop tard, j’ai voulu jouer. Poker, au bluff. Ça fait marrer les gosses. Finalement, j’ai quelques bonnes cartes cachées dans la manche. Dessiner un arbre, c’est une chose. Dessiner un arbre qui te regarde bien en face, c’est troublant. Cette gueule profonde. Ces rides calligraphiques. Ces grands sillons d’énigmes, de sagesse et de malice. Ce visage de bibliothèque. Deux trous au milieu du cuir pour y planter les yeux. Des yeux qui fouillent quelque chose au fond de l’air. Des yeux qui guettent la mémoire. C’est un vieil homme planté tout droit. Un homme taillé dans le même bois dont on fait les pirogues. Un homme mystère. Un homme arbre. C’est un pêcheur de poisson et c’est la sève du fleuve qui lui coule dans l’écorce. Photo ? Photo ? Non, pas photo... j’ai rangé mes crayons. Il a hésité un peu. Il a fait passer de mains en mains. Puis il a refusé le cadeau en disant qu’il était trop vieux pour garder un cadeau. Enfin, je crois. Hochement de tête et sourire sans dents. Je m’en vais avec ça, vieille branche. Vieil arbre pêcheur.

De loin, ça ressemble à un cimetière. En fait, c’est un hôpital. Un drôle d’hôpital. Partout, des coques renversées. Des bateaux sans prénom. Des bateaux sans visage. Des centaines d’embarcations sous perfusion. Des dizaines de pirogues moribondes. Des radeaux transis, couverts de pansement avec des petits médecins qui s’agitent autour. Ça souffle encore. C’est la force du bois, le mystère des arbres, l’écho des racines. Rien n’est jamais mort. Rien n’est jamais vivant. Tout est entre-deux. Posé, en attente, en suspens. Ça respire encore mais c’est déjà un peu fantôme. Au milieu de ces squelettes, on bouffe des vapeurs de goudron, de chaux, d’écorce verte et de cigarette. Là, on travaille un tronc. On burine. On sculpte. On taille dans l’ancestral. Ici, on rafistole. On écope. On martèle. On bouffe du copeau. On tresse de l’étoupe. On ressuscite comme on peut. Qu’importe la manière, pourvu que ça flotte un jour ou deux. Pourvu qu’on puisse encore tenir quelques instants debout sur le fleuve. Histoire de vivre. Histoire de survivre. Et c’est la pêche qui fait survire ici. C’est le fleuve qui donne. On lui marche sur le dos pour y pêcher le poisson. On fouille dans ses entrailles pour y pêcher le sable. Le sable…

Quelque-part, vers le nord, pas très loin, il existe une fièvre. Une mauvaise fièvre. Beaucoup d’homme en sont malades. Beaucoup d’hommes en crèvent. On ne meurt pas là-bas. On crève. Cette maladie qui ronge les âmes, c’est l’or. L’or et ses mines. L’horreur des mines. Des kilomètres de terres ravagées. Des charniers d’espoir à perte de vu. Des tombeaux à ciel ouvert. J’ai entendu des histoires. On m’a raconté ce qui ne se raconte pas. L’incroyable gâchis. L’effroyable réalité. Sa beauté aussi. Paradoxes toujours. Difficile de s’y rendre aujourd’hui. Zone de guerre. Mais c’était déjà une zone de guerre avant la guerre. Et on y court encore. Ça fait planer, l’espérance. Le sable aussi donne la fièvre. Le sable aussi c’est de l’or. Le sable aussi a ses forçats : les pêcheurs de sable.
Il suffit de plonger, de retenir son souffle, et de remonter avec son seau plein. Savoir nager est un bonus, pas une obligation. De toute façon, c’est le fleuve qui décide de la vie ou de la mort de ses prisonniers. Il y a aussi les machines. Les monstres de métal. Ivres, fumants, poisseux, avec des griffes énormes pour déchirer le lit du fleuve. Lui labourer les fonds. Tout est bon pour extraire la silice. Tous les jours, les bateaux font des allées-retours. Les uns derrières les autres. Caravanes lacustres chargées de sable jusqu’au plat-bord. Ça tient sur l’eau, ou ça ne tient pas. Il faut remonter toujours plus loin dans les terres, plonger toujours plus profond dans le fleuve. Il faut des sacrifices. Le Niger a ses légendes, ses oracles, ses sagesses. C’est un fleuve mystique rongé par la folie des hommes. Un fleuve qui ne se venge pas, jamais. Mais c'est un fleuve animal. Et elle a faim, la bête, elle réclame tous les jours ses kilos de viande...

Crade, morveuse et pieds nus. Avec des yeux immenses. De quoi bouffer le monde. Avec un sourire immense. De quoi faire rougir le monde. Elle a dix ans la môme. Même pas.

Elle a l’age des gosses qui ont des voiliers dans les pupilles. L’age où si tu veux manger un fruit, tu l’imagines, tu le dessines, tu le pèles et tu le manges. L’age où dans les caniveaux coule de la grenadine et où les nuages sont des dessins d’animaux animés. L’age où tout est possible, même voyager à bord d’un cerf-volant, même grimper dans ce putain de taxi et filer très loin. Et pourtant...

J’avais envie de lui inventer une histoire à cette poupée. Malheureusement, je sais déjà une chose : elle n’y montera jamais dans ce taxi. Jamais. Mauvaise étoile...


Hier, c’est le 14 mars.
Hier, c’est la saint Mathilde.
Hier, je suis devenu tonton pour la deuxième fois.
Hier, je crois que quelqu’un avait aussi une bonne raison de prendre l’apéro (et un coup de vieux).
Hier, c’est quand même un vachement drôle de hasard…

…et aujourd’hui je suis dans le Coma !


Caro, Marie, j’ai promis une mélodie. Un truc bien baisé, un truc d’ici… mais, non.

Un instrument de musique qui craque, ça fait exactement le même bruit qu’un cœur qui se déchire.
Personne pour le voir. Personne pour l’entendre…

Il est mort mon vieux bouzouq… Mon petit frère. Mon radeau. Ma mélodie intime. Ma déglingue folle. Mon pince temps. Il est mort la musique ! Tout seul et sans un cri, et sans une note. Il est mort de silence. Mort en faisant autant de bruit qu’une larme lancée contre un piano…

C’est un bar. Un petit bar. Ici, on appelle ça un maquis. C’est dans le noir. Dans l’écho du noir. Dans le profond. Tous pareils. Toujours. Pas d’enseignes. Pas de panneaux. Pas de pub. Il faut connaître le sombre pour trouver. Il faut être chat. Déchiffrer. Écarter la poussière. Deviner les maigres signaux lumineux appelant les naufragés du cafard. C’est un bar à l’ombre de l’ombre. Un bar plein de ceux qui, sur le radeau de leur vie, ont bouffé leurs mains pour être sûrs de ne plus jamais travailler. C’est un bar de blues. Un bar d’épaves. C’est un bar où tu bouffes ta dernière cigarette. Tes derniers cent balles. Ton putain de sourire perdu. Et tes yeux dans le monde. Et tes yeux dans le vide. Et la bière qui passe…

…et la bière qui passe encore. Il y a de plus en plus de monde au comptoir. C’est de la musique qui se réveille. De la danse qui s’agite. Un tango qui s’allume. L’alcool qui commence à allumer ses feux de brousse. C’est le masque de ta sale gueule qui se casse la gueule. Un sourire qui pousse. Un rire qui va s’éteindre là pour déteindre ici. Une étincelle, et tout bouge. La vie en loque éclate. Se moque de tout. La nuit protège. La nuit enveloppe. La nuit qui sent la pisse et la sueur. La nuit baisée debout par des astéroïdes bourrés, rieurs, acides et dansants. Et la bière qui passe…

…et la bière qui passe encore. Chaude. Plate. Dégueulasse. A la table voisine, une carcasse d’humain. Il vide des bières comme on vide une poubelle. Se lève, va se vider dans une pute comme on bourre une poubelle. Revient satisfait, répugnant, commande des bières…
C’est l’heure ou les portes des chambres de passe sont des ailes de colibris. Ça rentre, ça sort, ça titube, ça vomis du bruit. C’est l’heure crade. L’heure de la putain. L’heure ou les gamines ont toutes dix-huit ans et pas la maladie. L’heure ou le rimmel est la teinte même de la nuit. Les regards ont des crocs. Les sourires ont du vice. Les verres sont pleins de bave. Les cœurs sont en rut. Les billets se défroissent. Peu importe le prix. Cinq minute de baise artificielle. Cinq minute de cul frelaté. Même dans l’ordure. Même dans des draps déjà mille fois trempés. Même la bite enfoncée dans une guillotine. Peu importe le prix, l’illusion de l’amour n’en a pas… Et la bière qui passe…

…et la bière qui passe encore. La bière qui coule à flot dans le ventre de cette atmosphère animale. C’est un bar pour les paumés, pour les échoués de la vie. Un bar pour les corbeaux, les épouvantails gonflés à l’alcool. C’est comme un hôpital de musique, une morgue joyeuse ou un cimetière ambulant. On y vide sa solitude, on y vide des verres, on s’y vide les couilles, à l’envi. C’est selon… Le bonheur est à sa place : au sol, foulé du pied. C’est un petit bar sale. C’est un petit maquis dégueulasse. C’est un petit cercle immonde. Un petit cercle vicelard où la vie est synonyme de mirage et d’alcool et de danse et d’amour encore. Même faux, pourvu qu’il soit amour. Même déteint, même maquillé, même pourri. Ignoble mais doux. Doux, doux à crever.